dimanche 22 février 2015

Evocation d'un couple de ruraux au XIIIe siècle, Introduction.

Avant-propos

Lorsque nous entreprîmes de travailler sur l’évocation de costumes civils du XIIIe siècle, le constat fût rapide : deux figures sociales de cette époque nous parurent extrêmement intéressantes à évoquer.
La première est rurale. Agriculteur et/ou éleveur, elle va vivre dans le courant du XIIIe siècle une partie importante de ses évolutions : que ce soit en matière de technique, d’outillage, d’économie, de position sociale, d’évolution des « campagnes »…
Le second personnage archétypique qui nous apparut porter un intérêt certain en matière d’évocation historique est celui du « marchand ». Nous n’en dirons pas plus pour l’instant, ce travail étant encore à l’état de projet et non à celui de la réalisation des costumes.
Nous décidâmes de commencer l’étude de ce passionnant XIIIe siècle, donc, par un personnage rural.  En quelque sorte, et même si ce parallèle n’est pas vraiment exact : nous commençons par le petit producteur, avant de passer au grossiste international.
L’ampleur du travail de préparation, que ce soit concernant l’aspect historique ou l’aspect textile, nécessaire à de telles évocations est en quelque sorte amoindri par la synergie des deux études entreprises simultanément, qui permettent d’élargir l’horizon des recherches.
Ce travail est le fait passionné de deux non-universitaires. Il vous est demandé de ne pas leur reprocher la qualité d’exécution et l’expertise que l’on n’acquiert souvent qu’après de longues années d’études, mais toute remarque ou suggestion visant à améliorer l’historicité du travail entrepris sera la bienvenue.

 

Mahaut et Jehan, moutonniers : tentative d’approche historique, socio-économique et ethnologique.

Dans les pays de Loire, au treizième siècle, Jehan est le fils d’un des derniers serfs que l’ouest d’un pays que nous nommons France de nos jours compte encore.
Même si une des premières apparitions de comptes en numéraires (et non en nature) qui soit arrivé à notre connaissance date du XIe siècle, (les comptes de Guillaume,   qu’il fit réaliser suite aux conquêtes qui découlèrent de sa victoire en 1066) le treizième siècle est celui qui permettra que continue l’affirmation du pouvoir de la monnaie. Un siècle plus tard, les richissimes rejetons de cette classe sociale que nos habitudes de langage du XXIe siècle nous font nommer « bourgeois », s’affronteront en joutes, s’emparant de symboles ancestraux qui permettaient jadis de faire une distinction franche entre noblesse et roture.

Fils aîné, Jehan « hérita » ―grâce à une simple cérémonie qui consistât en une imposition de trois deniers sur sa tête et au paiement d’une taxe (dite de mainmorte) ― du statut de son père et donc des terres et outils de travail de celui-ci. L’avenir de Jehan était assuré ! Son Senior avait bien voulu se pencher vers lui et le considérer assez pour le faire entrer dans son entourage. Pas l’entourage proche, pas comme un senior pourrait accueillir un vassal  ―les engagements d’un côté et de l’autre ne sont pas identiques― mais il est curieux que la cérémonie d’affirmation de la vassalité et celle de la servitude aient certaines similarités : l’une, avec un geste d’accueil des mains jointes du vassal dans celles du seigneur, et l’autre par l’imposition des deniers sur la tête.

Toute la famille continuât évidemment à habiter le même habergement. Libre à eux d’en agrandir la ou les maisons. Celles-ci étant bâties sur la terre du seigneur, elles lui appartiendront. Afin d’éviter tout litige, on lui  demandera son accord pour abattre quelques arbres de tailles et d’essences adéquates dans une de ses forets. Car Jehan craint la vicaria (justice) de son seigneur : il n’a pas les moyens de payer encore une autre amende, ou pire …

Ce ne sont pas toutes les articulations de la féodalité qui nous intéressent ici, mais plus simplement les relations entre nobles et non-nobles : le féodalisme. Aux deux « extrémités » de celui-ci, se trouvent: le Senior (Seigneur) noble, qui est enraciné à sa terre et qui doit tout faire pour la transmettre à sa descendance. Et le Servus ou mancipium, (Serf) qui, lui aussi est enraciné à sa terre ! Car il est presque assuré que sa progéniture « héritera », avec le statut de serf que le père transmet au fils, de la terre et de la charge qui va avec. La société féodale va lentement disparaître mais restera dotée d’une certaine stabilité pendant plusieurs siècles, peut-être grâce  à ces similarités.

Ses nombreux frères et sœurs  ― l’importance de la fratrie étant une des raisons de la prospérité de sa famille ― s’ils ne travaillent avec ou pour lui, sont partis plus loin, alléchés par les chartes qui accompagnent les défrichements des dernières réserves seigneuriales, déserts inhabités (en tout cas au moment du défrichement) qui furent donnés aux haches et araires de nombreux colons, entre le XIème et le début du XIIIème siècle. Les seigneurs fonciers entendaient attirer les colons en leur promettant liberté, ― même si ce terme est particulièrement relatif, car dans la société féodale, il serait possible d’estimer que le seul homme « libre » est le noble ― divers droits plus avantageux et allègements de taxes.

Jehan, lui, a préféré rester. Il aime son métier, ses bêtes. Il est fier des bonnes relations qu'il entretient avec son seigneur ou l’entourage proche de celui-ci. De plus, son grand-père puis son père ― économes et surtout chanceux ― parvinrent à acquérir au fil des ans quelque bien. Ne nous y trompons pas ! La société féodale ne connait pas la « propriété » comme nous le pratiquons au XXIème siècle. Jehan devra la dîme et le cens, entre autre, sur le petit lopin de terre lui « appartenant », mais il ne sera pas soumis à mainmorte.
Jehan, dans la fleur de l’âge, est donc serf en ce qui concerne sa charge de moutonnier du seigneur, et il est « propriétaire » d’un bout de terre qu’il cultive avec sa femme, ses enfants et certains membres de sa famille proche.
L’état de serf de ses aïeux les a mieux lotis que la plupart des hommes libres, car ils mangèrent toujours assez pour pouvoir assurer leur charge de travail auprès de leur seigneur. Celui-ci veillait à cet état de fait. Quelle chance d’avoir un métier qui rapporte un bon revenu à son maître et qui demande un savoir-faire certain ! On n’en est pas irremplaçable pour autant, mais le moutonnier qui assure plus de ballots de bonne laine à filer que ses homologues ne sera pas laissé à mourir en cas de disette. Car pendant le moyen-âge, la très grande majorité des tissus est faite de laine. Le commerce en est florissant et apporte aux propriétaires des troupeaux sélectionnés pour la qualité de leur toison, de bons revenus.

Le seigneur de Jehan possède plus de 1500 moutons (entre autre) mais Jehan ne s’occupe pour lui que d’un troupeau de 400 têtes environ. C’est un labeur qu’il mènerait difficilement à bien sans l’aide d’un de ses frères cadets et de ses deux fils.
Soigner le troupeau, veiller chaque année à la reproduction, à la sélection des bêtes à laine et à viande. A l’entretien des abris, à la tonte et à l’acheminement des toisons à l’un ou l’autre marché  suivant les directives du seigneur. Défendre « ses » bêtes ― autant que possible ― contre les vols, entretenir les abords des points d’eau. Aller d’un lieu de pâture à un autre, parfois pendant plusieurs jours sans rentrer le soir à l’habergement (même si en pays de Loire on ne pratique pas de grandes transhumances) car les terres su seigneur sont ainsi faites et qu’il convient de faire paître au bon endroit, suivant le moment de l’année et le calendrier des cultures. Bref, Jehan a un « métier ».

Jehan, comme son père et tous les pères de ses pères ― et tous les anciens du village peuvent en témoigner, ce qui est important ! ― ont toujours eu le même accord avec le Seigneur son maître : en échange de bonne laine, Jehan pourra disposer à sa guise de tout le lait qu'il pourra prélever sur le troupeau, à partir du moment où la raison d’être de ce troupeau reste la production de laine de la meilleure qualité possible.

L’habergement qui est attribué à Jehan et sa famille est situé aux abords du village, les maisons et bergeries qui le composent appartiennent au seigneur, l’entretien en incombe aux utilisateurs.
La maisonnée de Jehan dispose de quatre petites habitations, situées les unes blotties contre les autres à quelques minutes à pied d’un ruisseau, dont on se sert pour s’approvisionner en eau fraîche. 

Les toits sont de bardeaux ou de chaume, avec une ouverture en leur centre servant à l’évacuation des fumées, à moins que ce ne soit une ouverture dans le haut des murs.

Les murs sont faits d’un squelette de treillis d’un bois flexible, comme du noisetier, recouverts de torchis. Les foyers (un seul et unique par habitation) sont ouverts et à sole d’argile ou de pierres plates, ―  bien délimités par des pierres posées sur chant et soigneusement disposées, ou un cadre de bois, afin d’éviter une trop grande dispersion des cendres ou de brandons enflammés ― qui occupent le centre des pièces et servent autant à se chauffer qu’à d’autres fonctions.

Le foyer est disposé non loin de l’unique porte qui peut souvent servir de point d’évacuation des fumées. Dans la plus grande des maisons, (tout est relatif !) occupée par Mahaut, Jehan et leurs enfants non encore mariés, plusieurs piquets enfichés dans le sol autour du foyer servent de support à une trémie aidant à l’évacuation des fumées, ainsi qu’à un dispositif servant à accrocher diverses broches ou peut-être une crémaillère. Les fenêtres sont très fines (un empan ?) et peu nombreuses, elles se ferment par des « volets » de bois.

Le feu se trouve dans la pièce principale, jamais dans la pièce où l’on dort, à moins que l’habitation de dispose d’une seule et unique pièce, mais ce n’est le cas que d’une seule des quatre habitations.

Jehan et Mahaut s’éclairent à la lampe à huile quand le feu n’y suffit pas. Ils disposent de plusieurs coffres de bois dont un grand, de bonne facture. Deux-trois bancs et une chaise, deux paires de tréteaux assorties de planches rabotées servent de table. Les couches sont des cadres de bois dans lesquelles on dort à plusieurs. Mahaut fait sa cuisine dans des houles de terre cuite posées à même la sole du foyer et entourant sans les toucher, des braises tirées du feu.

Accrochés en hauteur, hors d’atteinte des animaux, sèchent des herbes, de la viande de cochon et des poissons séchés, fumés.
En face  des habitations dédiées aux humains, ont été érigées deux structures basses, constituées essentiellement d’un toit, le torchis des murs est grossier. Plusieurs petites ouvertures, pratiquées en hauteur, parsèment chaque pan de mur, la porte en bois est plus large que celle des maisons : ce sont les bergeries. L’une d’elle comporte  une espace séparé pouvant permettre d’isoler les agneaux.

Entre les deux, deux autres structures toutes de planches de bois, sans fenêtres, l’une plus grande que l’autre, servent à entreposer à l’abri une fois l’an quelques ballots de laine qui n’auraient pas encore été acheminés vers les marchés. C’est également là que divers outils sont entreposés, ainsi que le fourrage. Juste devant, divers enclos permettent de parquer le troupeau en entier.
  
Jehan, quand il part pendant plusieurs semaines mener son troupeau ou livrer les toisons, a le droit de prélever sur les terres de son seigneur tout ce dont il a besoin pour sa subsistance quotidienne et celle des personnes qui l'aident dans sa tâche : eau, bois, fruits sauvages, moules d’eau douce, écrevisses, poissons, gibiers pas plus gros que garennes ou canards.

C’est à cette fin que son seigneur lui laisse porter un bon couteau ainsi qu’un arc. A la fin de chaque printemps, il est coutume ― si la quantité et la qualité de laine sont bonnes ― que son maître lui offre une ou deux petites pièces de bon drap résistant, afin que, sur les chemins qu'il parcourt et les marchés qu’il fréquente, Jehan porte dignement son appartenance au seigneur. Jehan en est particulièrement fier. Les meilleures années, il est même obligé de louer les services d'hommes libres mais pauvres, qui vendent leur labeur afin de survivance. Jehan est serf, mais il serait aussi faux de le penser pauvre.

Quand l'année est bonne, les fromages que sa maisonnée fabrique à partir du lait du troupeau se vendent bien et ainsi il fait très lentement grossir un petit pécule, qu'il a, comme ses aïeux, toujours converti en terre. On l’a dit, Jehan est propriétaire d'un lopin d'un demi-hectare environ ― à son époque, on dirait peut-être 2 ou 3 arpents ― sur lequel broutent six chèvres, un bouc, un âne et 5-6 brebis, qui ne pourront pas être soumis à mainmorte.
Sur ce lopin se dresse une petite bâtisse de bois et de torchis au toit de bardeaux dans laquelle on fabrique et entrepose des fromages de brebis et de chèvre. Ce lopin est à l'autre bout du village, à l'orée du bois, ce qui provoque parfois des soucis avec les troupeaux de porcs à demi sauvage qui y sont lâchés pour s'empiffrer de glands de chêne et de faînes.

Si tout va bien, cette année encore, il pourra vendre un ou deux chevreaux au grand marché annuel, en plus des fromages au marché hebdomadaire. La famille de Jehan cultive, comme elle en a le droit, quelques légumes autour de la maison. Jehan apprécie cardes, choux et poireaux. Du lin et du chanvre sont cultivés sur la parcelle lui appartenant.

Jehan vient de marier une de ses filles au fils du bouvier, afin d'unir les familles de deux des éleveurs les plus importants de ce coin de la seigneurie. Les deux pères se connaissent bien. Car depuis toujours, sans bœufs en bonne santé et robustes, les terres ne peuvent être correctement labourées et sans bonne laine, on va tout nu ! De plus, Jehan a bien l’intention de pouvoir labourer un jour son lopin autrement qu’à la force de ses bras et ceux de ses enfants.

Ainsi, au fil du temps et de quelques mariages adroitement réalisés, cet éleveur aura dans quelques générations, une descendance qui sera plus « libre » qu’en servage, qui sera « propriétaire » de tout ou partie de ses troupeaux en plus de terres agricoles et payera des taxes aux seigneurs propriétaires fonciers. Déjà au XIIIe siècle bien entamé, en Maine-Anjou, les Serfs sont choses rares.

Justement, en ce qui concerne les mariages réussis, voyons pourquoi Mahaut est absolument indispensable à Jehan. Fille d’un père chevrier, elle est Ancilla (serve).

Elle  a apporté en dotation de son mariage un bon bouc reproducteur et un petit troupeau de chèvres laitières. C’est elle qui a la science de transformer le lait en un bon fromage. Le fromage, aliment important au moyen-âge, permet de garder la graisse du lait et donc de la consommer plus tard. En effet, salé et/ou fumé, il se conserve très bien.
Mahaut, dans ce treizième siècle qui verra la place des femmes s’amenuiser au fur et à mesure dans toutes les strates sociales, a encore un rôle prépondérant à mener. Son mari étant souvent parti avec le troupeau, c’est elle qui ― à part les labours, travail uniquement et exclusivement dévolu à des exécutants masculins ― cultivera le lin et le chanvre. C’est également elle qui ira une fois la semaine porter ses fromages au marché et payera la banalité de la halle que le seigneur fit construire pour regrouper au centre de son village tous les exposants: artisans, éleveurs ou agriculteurs.
Sa fille ou sa petite-fille n’auront peut-être plus autant de rôle social ou économique à jouer ni autant d’indépendance dans la cellule familiale. D’ailleurs c'est elle qui la mène, cette cellule familiale, en l’absence de son époux. Elle n’a de compte à rendre qu’à lui dans la maisonnée.
Mahaut met un point d’honneur à filer et tisser le lin qu’elle récolte afin de réaliser de la toile qui servira à coudre les chemises de tous les membres de la famille. Elle utilise à cette fin un métier à tisser vertical, à poids, comme sa mère et sa grand-mère l’ont toujours fait.

Tisser une toile de deux à trois mètres environ, sur un métier qui fait la largeur de ses épaules, lui prend de nombreuses heures de travail.
Elle réalise aussi parfois quelques pièces d’habillement comme chaussettes ou bonnets pour l’hiver, en laine épaisse.
C’est elle qui coud tous les vêtements de la famille et enseigne tout ce qu’elle sait à ses filles, comme Jehan apprend le métier de moutonnier à ses fils.

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